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COURRIER
INTERNATIONAL | 26.11.02
Sang
contamine au Henan
"The
New York Times", New York
Des
collectes de sang effectuees avec des procedes archaiques dans cette
province de Chine au debut des annees 90 ont contamine des villages
entiers. Aujourd'hui, des milliers d'orphelins se retrouvent livres
a eux-memes, dans le denuement le plus total.
Les
voisins se souviennent du temps ou le jeune Dong Yangnan etait un
"xiao pangzi" (petit grassouillet), le genre d'enfant bien portant
aux joues rondes que les grands-meres chinoises adorent. Aujourd'hui,
il a 12 ans, il est orphelin et sa silhouette efflanquee flotte
dans des habits en loques. Au cours de l'ete 2001, sa mere est morte
du sida. Son pere, epuise par la fievre et la toux, a succombe a
la maladie en mai dernier. L'enfant vit aujourd'hui avec un grand-pere
age et subsiste tant bien que mal en se nourrissant de bouillie
de riz et de haricots cuits a la vapeur. "Avant, je menais une vie
heureuse et mes parents s'occupaient bien de moi", dit-il d'une
voix eteinte, ses grands yeux semblant contempler un passe perdu.
Au
coeur de la Chine rurale, le sida est en train d'engendrer une generation
d'orphelins sans ressources et de jeter nombre de familles dans
une telle misere qu'elles n'ont plus les moyens de nourrir, d'habiller
et encore moins d'instruire leurs enfants. Sur les 600 foyers du
village ou vit le jeune Yangnan, dans le sud de la province du Henan,
200 ont un parent decede et l'autre malade, souvent trop fragile
pour travailler ou meme sortir de son lit. Ils ne re?oivent qu'une
aide tres modique des autorites. Des statistiques du Programme des
Nations unies pour le developpement (PNUD) non encore publiees indiquent
que, l'an dernier, le nombre de familles vivant au-dessous du seuil
officiel de pauvrete dans le district de Xincai, ou est situe Donghu,
a grimpe de 40 000 a 270 000 : quand le chef de famille est atteint
par la maladie, tout l'argent est depense par l'entourage pour les
soins et la nourriture.
Le
mode de propagation du sida dans cette region a ete tres particulier
et d'une redoutable "efficacite". Dans certains villages, la quasi-totalite
de la population adulte a ete contaminee presque simultanement dans
les annees 90. Pour lutter contre la pauvrete, un grand nombre de
paysans ont afflue dans des centres de collecte afin de vendre leur
sang et, le mode de collecte ne s'effectuant pas dans des conditions
steriles, d'importantes doses de VIH ont ete inoculees dans leurs
veines. Aujourd'hui, ces victimes, au nombre desquelles figurent
beaucoup de couples maries, developpent la maladie et meurent presque
a l'unisson. Leurs enfants ne peuvent etre pris en charge par les
grands-parents ou les tantes et les oncles, eux-memes contamines.
En outre, le planning familial chinois ayant limite le nombre d'enfants
par menage, il est rare qu'un frere ou une soeur puisse se substituer
aux parents. Ren Genqing, 16 ans, a quitte l'ecole il y a trois
ans car l'argent necessaire pour payer les frais de scolarite a
ete absorbe par l'achat de medicaments pour ses parents. Son pere
est mort en 2000, sa mere en 2001. Aujourd'hui, il a la charge de
son frere de 12 ans. "Moi je suis grand, mais mon frere est encore
jeune", dit-il avec un air d'adolescent un peu craneur, mur avant
l'age. "Avant, les enfants jouaient au foot, mais ces derniers temps
on en voit rarement. Des tas de gens meurent et personne n'est vraiment
d'humeur a s'amuser."
D'apres
des experts chinois, la vente de sang s'est pratiquee dans des dizaines
de districts de la province du Henan avant d'etre interdite vers
le milieu des annees 90, ayant deja cause la contamination d'au
moins 1 million de personnes. Dans certaines localites, comme Donghu,
la plupart des adultes vendaient leur sang regulierement, jusqu'a
une fois par semaine, a cause de la proximite des centres de collecte.
Des annonces diffusees par la chaine locale de television assuraient
aux villageois que vendre son sang ne presentait aucun risque.
Selon
des habitants de Donghu, plus de la moitie des adultes du village
ont ete infectes. Dix ans plus tard, le taux de mortalite ne cesse
de grimper, le village enregistrant plusieurs deces par semaine.
Les consequences de la campagne de collecte sont dans une large
mesure tenues secretes. Les responsables locaux controlent l'acces
au village et deconseillent aux habitants de parler aux journalistes.
"La situation empire tres rapidement car, lorsque l'un des epoux
meurt, la charge qui pese sur l'autre s'accroit, et bien sur le
survivant est aussi contamine", rapporte un villageois. Comme on
pouvait s'y attendre, la region a tres vite sombre dans une grande
pauvrete. Les adultes en age de travailler se retrouvent dans l'impossibilite
de subvenir aux besoins de leurs proches, la famille doit donc vendre
tous ses biens pour faire face au quotidien. Elle emprunte de l'argent
pour soigner les malades, mais les seuls remedes abordables n'ont
aucun effet contre le sida. De plus, les cereales, les fruits et
legumes produits par ces villageois sont pratiquement invendables
dans les villes voisines, car leurs habitants redoutent d'etre contamines.
"C'est
vraiment bouleversant", declare un agent de sante qui s'est rendu
dans plusieurs villages de la province. "Les maisons qui ont ete
construites grace a la vente du sang sont tres convenables, mais
a l'interieur il n'y a rien. Leurs occupants ont vendu les outils
agricoles, les animaux, ainsi que les meubles. Des gens a l'agonie
sont couches a meme le sol."
Les
familles comme celle de Ren Dahua ont ete prises dans un cercle
vicieux : la pauvrete a engendre le sida et le sida a engendre a
son tour une pauvrete que l'on n'aurait jamais pu imaginer. M. Ren
a commence a vendre son sang pour pouvoir reparer sa masure de brique
et de boue, afin que ses enfants puissent etre au sec les jours
de pluie. L'argent a egalement servi a rembourser les dettes qu'il
avait contractees pour acheter un boeuf, de l'engrais et des semences
de ble. Quand le centre de collecte a ouvert, en 1992, sa femme
et lui s'y sont precipites pour vendre leur sang a raison de 5 dollars
la poche. Pour M. Ren, c'etait une aubaine et il s'y rendait parfois
quotidiennement.
A
cette epoque, les centres melangeaient le sang de plusieurs paysans
et, apres avoir separe le plasma par centrifugation, le revendaient
a des entreprises pharmaceutiques pour la fabrication de medicaments.
Les globules rouges etaient a leur tour melanges, puis reinjectes
aux paysans, methode d'une effroyable efficacite pour transmettre
des maladies qui se propagent par voie sanguine, comme l'hepatite
et le sida.
En
1993, M. Ren et sa femme, Diao Yuhuan, n'ont plus ete autorises
a vendre leur sang car ils presentaient des symptomes evidents de
l'hepatite C : jaunisse, douleurs abdominales et nausees. Ils ne
se savaient pas encore atteints du sida. L'annee derniere, Mme Diao
a contracte la tuberculose, une maladie souvent extremement grave
chez les personnes atteintes du sida. En vendant ses biens, M. Ren
a reussi tant bien que mal a reunir 3 500 yuans [420 euros], qui
ont servi a financer un bref mais inutile sejour a l'hopital de
Pekin : sa femme est morte a son domicile en janvier dernier. M.
Ren, qui est lui aussi porteur du virus du sida se desole : "Mon
fils a reussi l'examen d'entree au lycee, mais je n'ai pas l'argent
pour l'y envoyer."
Dans
certaines familles, comme celle de Wei Zhanjun, deux generations
d'adultes ont ete decimees, ce qui place les enfants uniques dans
une situation catastrophique. M. Wei, dont la femme est morte du
sida en 2000, est si essouffle qu'il peut a peine marcher. Son corps
est couvert de lesions extremement douloureuses. Ses parents, ages
d'une cinquantaine d'annees, sont alites avec des symptomes similaires.
Seul son fils de 8 ans, Wei Zhicheng, est en bonne sante. L'argent
que lui ont donne les voisins pour payer les frais de scolarite
de son fils a vite ete absorbe par l'achat d'analgesiques. Les familles
ne peuvent attendre de l'aide de personne. La plupart des gens meurent
dans des souffrances horribles et pratiquement livres a eux-memes.
Leurs enfants quittent l'ecole et souffrent de la faim. Meme si
quelques villages ont re?u des medicaments simples et une aide financiere
modeste d'organismes prives et du gouvernement, les autorites sanitaires,
submergees, ont ete le plus souvent tres lentes a reagir.
L'annee
derniere, Wang Beibei, une tres bonne eleve de Suixian, un district
du nord du Henan, a ete expulsee de son ecole du jour ou les responsables
ont appris que son pere etait mort du sida. "Ils ont eu peur de
me garder et mes amis ont cesse de jouer avec moi", a-t-elle raconte
au telephone depuis le domicile d'un voisin compatissant. Environ
un tiers des familles de son village ont vendu du sang, moins qu'a
Donghu, parce que les centres de collecte etaient plus eloignes.
Au mois de juin, la mere de Beibei est morte du sida. Comme il n'y
a plus personne pour cultiver la terre de la famille, son frere
et elle peuvent a peine subsister. "Mon frere fait la cuisine, dit-elle.
Nous nous contentons de nouilles, car nous n'avons pas les moyens
de nous offrir des oeufs ou de la viande."
A
Donghu, l'ecole continue a accepter ces enfants lorsqu'ils sont
en mesure de payer, mais elle ne consent pas de rabais importants.
"Les autorites ne font rien pour moi, comme elles n'ont rien fait
pour ma famille", explique d'une voix calme et resignee la petite
Gao Li, une orpheline de Donghu de 14 ans aux cheveux coupes ras.
"J'ai la charge de mon frere de 10 ans, poursuit-elle. Personne
dans ma famille ne peut me venir en aide. Mon pere avait des freres,
mais l'un d'eux est mort et les autres sont malades. Et moi, je
n'ai aucun avenir."
Avec
si peu de raisons d'esperer, de nombreux paysans atteints du sida
ont cesse de chercher a se soigner pour penser a l'avenir de leurs
enfants. Xie Yan, qui, a moins de 40 ans, est seropositive, a une
idee fixe : trouver une personne pour adopter son fils de 4 ans,
qui n'est pas infecte par le virus, et une autre pour venir en aide
a ses deux filles de 13 et 9 ans. Son mari a succombe au sida il
y a un an. "J'essaie de ne pas penser a moi car je sais que je n'ai
aucune chance de guerir, confie-t-elle. Que vont devenir mes enfants
?"
Elisabeth
Rosenthal
http://www.courrierinternational.com/mag/couv2.htm
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